1792-1799 : Le temps de l’exil

Ce quatrième des six volets consacrés à la vie de François de La Rochefoucauld, duc de Liancourt, retrace la fuite du Duc et ses sept années d’exil en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis et, enfin, dans le reste de l’Europe. Des voyages dont il tira des enseignements «utiles» qu’il partagea, à son retour, avec ses contemporains.

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«Le Crotoy, vue de l’embouchure de la Somme», par Richard Parkes Bonington, détail. Eau-forte gravée par Newton Fielding, visible à Abbeville. C’est de ce petit port de Picardie que le duc de Liancourt quitte la France pour l’Angleterre le 18 août 1792.
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L’exilé La Rochefoucaud-Liancourt, 48 ans environ, vu par le peintre et naturaliste américain Charles Willson Peale.

Tout juste débarqué sur les côtes anglaises, près d’Hastings, en cette fin de journée du 18 août 1792, le duc de Liancourt se dirige vers l’auberge la plus proche. Là, il demande à boire : «A pot porter !» On lui apporte une bouteille d’alcool qu’il descend presque d’une traite. Assoiffé, il en demande aussitôt une autre, qu’il boit tout aussi avidement. Ce qui suit, il ne s’en souviendra pas. Complètement ivre, il perd connaissance et on doit se mettre à plusieurs pour le monter dans sa chambre et le mettre au lit. Et lorsqu’il se réveille au milieu de la nuit, il n’a aucune idée de l’endroit où il se trouve ni de ce qui lui est arrivé. Cette magistrale gueule de bois ne lui fait pas pour autant oublier la France qu’il vient de quitter. Son moral est au plus bas.

Cette anecdote pittoresque, mais peu connue, de l’arrivée du duc de Liancourt en Angleterre est rapportée par Fanny Burney, femme de lettres anglaise, dans son Journal (1). Fanny Burney n’est autre que la nièce du célèbre économiste et agronome Arthur Young, qui offre l’hospitalité à son ami le duc dans son domaine de Bradfield Hall, à Bury St. Ed-munds, dans le Suffolk. Là, François Alexandre de La Roche-foucauld, qui y retrouve son fils aîné, se sent en sécurité. Il y séjournera jusqu’à son départ pour l’Amérique du Nord, en 1794. En attendant, il se remémore plus sereinement les conditions périlleuses de sa fuite de France.

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Le tome I de «Voyage dans les États-Unis d’Amérique». Les notes de voyage du Duc fourniront la matière à 8 volumes, riches d’observations sur l’état de l’Amérique du Nord à la fin du XVIIIe siècle.

Une traversée mouvementée

L’épisode de son départ depuis le petit port du Crotoy, en baie de Somme (Picardie), dans une barque de pêcheurs, est relaté par Victor Trembay en 1856 (2) et repris dans la «Revue de Picardie» par M. Praroud : «[…] à Abbeville, le duc se confia à M. du Bellay, chef alors de l’amirauté [qui] le fit déguiser en matelot et le conduisit lui-même au Crotoy […]. Après bien des démarches […], on s’adresse à Nicolas Vadunthun, bon pilote, qui chargeait pour Boulogne.» Il faisait encore nuit ce matin du 18 août lorsque «Nicolas Vadunthun s’achemina vers le port avec le duc […]. L’ancre est levée et le sloop fait route pour l’Angleterre. À un mille à peine, une petite embarcation aborde le navire ; c’était la chaloupe de Jean Raymond, qui apportait les caisses du duc.» Après avoir chargé ces bagages et déjoué un complot de l’équipage prêt à tuer leur noble passager pour l’alléger de ses «richesses», Nicolas Vadunthun vogue vers l’Angleterre, jusqu’à ce qu’une chaloupe anglaise, de celles «qui couraient en tous sens avec l’espoir intéressé de recueillir quelques Français fugitifs», accoste le bateau. Après d’âpres tractations, et moyennant cent cinquante francs, le duc monte à bord et débarque à Hastings, enfin «libre».

Recueilli par Arthur Young, le duc rêve de regagner la France assez rapidement. Mais une succession d’événements douloureux va contrarier ce projet. D’abord, la mort de son cousin, le duc Louis de La Rochefoucauld, lapidé à Gisors le 4 septembre 1792. Cet assassinat est un grand choc pour le Duc. Ensuite, la demande de divorce de son épouse, qu’il accepte le 16 octobre, pour sauvegarder quelques biens propres. Puis, en décembre, le procès du roi, son ami (3). Il envisage de revenir pour témoigner en sa faveur. Trop risqué. Il se contente alors d’envoyer des courriers de soutien sincère et rédige un «Mémoire à Monsieur de Males-herbes, défenseur du roi». Cette lettre ouverte n’est pas lue à la Convention qui instruit le procès, mais il apprend que le roi l’a appréciée. Resté loyal aux armées françaises contre la coalition européenne, il se fâche ensuite avec son fils aîné, François, parti rejoindre sans son consentement l’armée des émigrés (l’armée des princes). Enfin, la mort de Louis XVI, le 21 janvier 1793, le frappe au cœur. Ne voulant pas abuser trop longtemps de l’hospitalité d’Arthur Young, il se décide à rejoindre les États-Unis.

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Extrait d’un plan de Philadelphie de 1797 reproduit dans «When the United States Spoke French», de François Furstenberg (Penguin Press, 2015). C’est dans le quartier de Society Hill que se regroupaient les immigrés français de la Constituante. Le duc de Liancourt, hébergé par la famille Chew, habitait à quelques rues d’autres exilés célèbres comme Talleyrand, Volney ou le vicomte Louis Marc Antoine de Noailles. Gagné par l’envie de découvrir le Nouveau Monde, il y restera moins de six mois.

Vers le Nouveau Monde

Le 28 septembre 1794, François de La Rochefoucauld, devenu duc de La Rochefoucauld depuis la mort de son cousin, s’embarque sous le nom d’Halbenlab, de nationalité suisse, sur le «Pigow». Il est accompagné de son chien Cartouche, un gros barbet de 6 ans qui le suit fidèlement. Après une longue et éprouvante traversée, il débarque le 16 novembre à Philadelphie. Il n’y resta qu’à peine six mois. Ce qui est encore la capitale des États-Unis accueille une importante colonie d’exilés français. Mais le duc s’y ennuie. Il tient un carnet où il relate ses faits et gestes quotidiens, s’intéresse aux prisons de la ville. Mais ses compatriotes, arrogants et vaniteux, l’insupportent. Le 5 mai 1795, le voilà reparti pour le premier de ses trois voyages d’études en Amérique du Nord. Il visite les territoires du Nord-Ouest, le Canada et découvre le problème des Amérindiens. Le deuxième voyage, en 1796, l’envoie vers le sud, jusqu’à Charleston ; il y décrit la douloureuse réalité de l’esclavage et de la traite qu’il condamne. Le troisième voyage, en 1797, lui fait connaître la future capitale en construction, Washington. Le Nouveau Monde lui offre une matière à réflexion si riche que la publication de ses notes à son retour nécessitera pas moins de huit volumes !

Fin 1797, le duc rejoint l’Europe. Il retrouve son fils aîné en février 1798, dans l’enclave danoise d’Altona, près de Hambourg, où de nombreux immigrés ont trouvé refuge. Il se rapproche de la France, mais ses espoirs sont contrariés par le Directoire, en proie à de graves dissensions. Déçu, il envisage de retourner aux États-Unis. Mais fin 1799, après le coup d’État du 18 brumaire et l’arrivée au pouvoir de Bonaparte, il est enfin autorisé à rentrer. La protection de Talleyrand, qu’il a côtoyé notamment à Philadelphie, fut décisive. Rayé définitivement de la liste des émigrés le 21 avril 1800 par un arrêté des consuls contresigné par Fouché, le duc de La Rochefoucaud-Liancourt retrouve son pays à 53 ans, presque ruiné, mais avec des projets «utiles» en tête.


(1)
«The Journal and Letters of Fanny Burney» (Madame d’Arblay), vol. 1, 1791-1792, ed. Joyce Hemlow, Oxford University Press, 1972.

(2) «Notice sur M. le duc de La Rochefoucauld, ancien pair de France» par Victor Tremblay, 1856. Disponible en téléchargement sur le site gallica.bnf.fr

(3) Voté le 3 décembre 1792 par la Convention, suite au «Rapport sur les crimes imputés à Louis Capet» remis le 6 novembre par une Commission constituée de 24 députés, il se déroulera du 10 au 26 décembre.

Sources : «Un philanthrope d’autrefois La Rochefoucauld-Liancourt», par Ferdinand Dreyfus (Plon, 1903) ; Fondation AM, le «Livre d’or Arts et Métiers» ; «le Voyage en Amérique de LRL», par Daniel Vaugelade (éd. de l’Amandier, 2010) ; recherches au Crotoy par Michel Mignot (Cl. 60) et Christian Boyer (Bo. 79).