
«Notre maison brûle et nous regardons ailleurs.» Cette phrase célèbre, prononcée par Jacques Chirac au 4e Sommet de la Terre, en 2002 à Johannesburg (Afrique du Sud), demeure hélas d’actualité. Les records des dernières années en matière de réchauffement climatique (1) et leurs conséquences visibles (recul historique des glaciers, fonte de la calotte polaire, élévation du niveau de la mer) sont autant d’alertes. Le réchauffement climatique est essentiellement lié aux activités humaines émettrices de gaz à effet de serre (GES). Celles-ci se sont développées exponentiellement à cause de l’utilisation à grande échelle des énergies fossiles. À cela deux conséquences : la forte dépendance de la plupart des pays à ces énergies tarissables (2) ; l’émission alarmante de GES dans l’atmosphère (35 GtCO2eq en 2013) (3). Le groupe d’experts intergouvernemental (Giec) a défini la notion de «budget carbone» dont dispose le monde pour contenir le réchauffement climatique autour des 2 °C. De l’ordre de 1 000 milliards de tonnes de CO2, ce budget sera consommé d’ici à trente ans si rien n’est fait.
L’humanité est prisonnière d’une spirale infernale dont elle doit sortir au plus vite. L’accord de Paris fixe un objectif de «neutralité carbone» d’ici à la fin du siècle, que ne permettent pas encore d’atteindre les engagements actuels des États («Intended Nationally Determined Contributions», voir le graphique). Avec près de 4 GtCO2eq en 2014 (4), essentiellement liées à l’utilisation d’énergies fossiles (77,6 %) (3), l’Union européenne (UE) est un gros émetteur de GES. Elle est aussi très vulnérable, notamment à cause de sa forte dépendance à la Russie et aux pays du Golfe en matière d’approvisionnement énergétique. Comme 75 % de sa consommation sont d’origine fossile, le taux de dépendance de l’UE au pétrole, au gaz et au charbon étrangers est très élevé : respectivement 88,2 %, 67,4 % et 45,6 % en 2014 (5).
Ingénieurs en première ligne
La transition vers une société post-carbone est une priorité de premier ordre. Et, parce que leur démarche est pragmatique, les ingénieurs sont en première ligne dans ce combat. Le défi est immense, tant les changements auxquels il faudra consentir sont nombreux et structurants. Mais quel projet ! Décarboner l’Europe, c’est déjà opposer une réponse forte et globale aux risques énergétiques et climatiques. C’est ensuite conduire un projet de société cohérent et transversal qui pourrait redonner sens et corps au projet européen, en panne depuis plusieurs années. C’est aussi recouvrer l’indépendance qui permet de peser dans les affaires du monde. C’est surtout offrir aux Européens de quoi réenchanter l’avenir, dégager un horizon d’espoir, fixer un but sur lequel se concentrer. C’est là tout l’esprit du «Manifeste pour décarboner l’Europe» initié par The Shift Project (6).
Convaincre le personnel politique
Compte tenu des élections françaises, allemandes, néerlandaises, 2017 sera cruciale pour l’avenir. Il importe que ces sujets ne soient pas oubliés dans les débats. Citoyens, représentants de la société civile, compagnies privées et pouvoirs publics doivent se mobiliser pour entreprendre au plus vite des actions cohérentes et concrètes. Depuis le lancement du «Manifeste», de nombreux capitaines d’industrie tels que Gauthier Louette (Spie), Jean-Bernard-Lévy (EDF), Guillaume Pépy (SNCF) ou Xavier Huillard (Vinci) nous ont rejoints, traduisant la prise de conscience du monde industriel. D’autres suivront.
The Shift Project s’est également livré à un exercice de projection sur ce que pourrait être une stratégie de décarbonation de l’Europe. Fruit d’un an de travail, sous la direction de la directrice des projets, Zeynep Kahraman, et de l’administrateur, André-Jean Guérin, les «neuf propositions pour que l’Europe change d’ère» regroupent les principales actions indispensables pour réduire significativement les émissions de GES de l’UE (www.decarbonizeurope.org). Elles se focalisent sur cinq chantiers : la production d’électricité, la mobilité des individus, la façon dont les bâtiments sont chauffés, isolés et construits, l’industrie et l’alimentation. Ces neuf propositions sont concrètes, réalistes et chiffrées — tant en potentiel de réduction qu’en investissements. Les bénéfices en matière d’emplois sont détaillés. Aucune ne nécessite de rupture technologique.
La transition énergétique peut emprunter de multiples chemins. L’approche de The Shift Project est simple, ouverte et a pour vocation de susciter la réflexion. Libérer nos économies de leur dépendance à l’égard du carbone est un défi immense — et le relever est impératif. Il nous appartient de convaincre les responsables politiques d’amorcer ce grand projet de société.
Les 9 propositions du «Manifeste pour décarboner l’Europe»– Fermer toutes les centrales à charbon – Généraliser la voiture à moins de 2 litres/100 km – Réussir la révolution du transport en ville – Tripler le réseau des trains à grande vitesse – Inventer l’industrie lourde post-carbone – Rénover les logements anciens – Lancer le grand chantier de rénovation des bâtiments publics – Développer la séquestration de carbone par les forêts européennes – Réussir le passage à l’agriculture durable |
(1) L’année 2016 fut la plus chaude enregistrée depuis 1880. Et, avant elle, les années 2015, 2014, 2010 et 2005.
(2) En 2015, la part des énergies fossiles dans la consommation d’énergie primaire est de 92 % en Inde, 88 % en Chine, 86 % aux États-Unis et 81 % dans les pays de l’OCDE («BP Statistical Review», 2016).
(3) Source : «les Chiffres du climat», ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, 2017.
(4) Soit 8 % des émissions mondiales («les Chiffres du climat»). Ce chiffre pourrait être augmenté des émissions liées à la fabrication et à l’acheminement de produits importés, non comptabilisées.
(5) Source : Eurostat.
(6) Association reconnue d’intérêt général, The Shift Project a été fondée en 2010 par l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, le père du bilan carbone [lire «Transition énergétique : l’Europe dos au mur ?», AMMag décembre 2014-janvier 2015, p. 42]. Plus d’infos sur www.theshiftproject.org/fr et www.decarbonizeurope.org