“Il faut se réconcilier avec la notion de progrès”, Nicolas Bouzou

Invité du Cercle La Rochefoucauld, Nicolas Bouzou est venu, le 13 juin dernier, présenter à l’hôtel d’Iéna son analyse du rapport que nous entretenons avec l’innovation et le progrès. Pour lui, la période de transition technologique que nous vivons actuellement est une chance à saisir. Extraits.

Le temps et l’espace

«Les populations occidentales semblent ne pas trouver de sens à la période de mutation technologique — numérique, biotechnologique, cognitive — que nous sommes en train de vivre. Pour moi, elle en a deux, qui correspondent à deux dimensions que l’on retrouve dans chacune des grandes périodes de bouleversement précédentes (Révolution industrielle, Renaissance, Antiquité) : le temps et l’espace. Dans chaque cas, l’humanité découvre un nouveau rapport au temps et à l’espace. Le temps, c’est l’espérance de vie moyenne qui, chaque fois, a connu des progrès certains, avec Hippocrate, -Ambroise Paré, les progrès de la médecine au XIXe siècle et aujourd’hui les ambitions transhumanistes de Marc Zuckerberg pour vaincre la maladie, ou de Google pour faire reculer le vieillissement. L’espace, c’est l’élargissement des frontières, avec l’essor du commerce autour de la Méditerranée, puis le Nouveau Monde, puis la vapeur qui a fait baisser le coût des transports et, aujourd’hui, Elon Musk qui, en attendant de coloniser Mars, compte dès l’année prochaine envoyer des touristes faire le tour de la Lune (1)

La convergence des innovations

«Il n’y a pas de lien mécanique entre innovation et progrès, mais la première n’en est pas moins une condition nécessaire du second. L’innovation, ou la technologie, en soi est neutre : avec la radioactivité, on peut soigner des cancers comme on peut faire des bombes. Mais la vague d’innovations actuelle, avec la convergence des NBIC — nanotechnologies, biotechnologie, informatique et sciences cognitives —, nous offre un potentiel de progrès considérable, que nous ne devons pas rater.»

La destruction créatrice

«Comme le théorisait [l’économiste autrichien, NDLR] -Joseph Schumpeter, ces grandes périodes de progrès sont aussi des phases de “destruction créatrice” où l’ancien monde est détruit pour faire place au nouveau. Au XIXe siècle, on pensait que le progrès améliorerait systématiquement le niveau de vie. Le XXe siècle a montré que cette logique était fausse et nous avons désormais plongé dans l’excès inverse. L’opinion voit le progrès d’un mauvais œil, elle se focalise sur l’aspect destruction, d’où la montée des discours nationalistes et fondamentalistes. Ces derniers proposent une explication toute trouvée : “c’est la faute des autres.” Il faut à tout prix réconcilier l’opinion de nos contemporains avec la notion de progrès.»

Le marché du travail

«Nous faisons désormais face à trois enjeux. Le premier est le marché du travail : nous allons avoir besoin de beaucoup de flexibilité. Je ne suis pas du tout d’accord avec les théories selon lesquelles le travailleur humain sera prochainement remplacé par des intelligences artificielles (IA). L’histoire démontre qu’il y aura toujours du travail et les IA ne sont pas des compétiteurs valables du fait de leur programmation qui les enferme dans un comportement prédéfini. Dans notre monde de hautes technologies, le travail va connaître une mutation extraordinaire. Cela demandera un effort particulier en matière de formation continue et initiale. Ce qui compte, pour s’épanouir dans un monde qui change, pour comprendre les technologies, ce sont les savoirs de base : français, latin, grec, histoire, langues étrangères… Sur ce point, les réformes annoncées par le gouvernement d’Emmanuel Macron pour le droit du travail et l’éducation me semblent parfaites.

Le financement de l’innovation

«Le deuxième enjeu est le financement de l’innovation : les entreprises du numérique ont un modèle économique très particulier, avec énormément d’économies d’échelle. C’est dû aux investissements de départ, très lourds, mais aussi à la loi de Metcalfe. Peu connue, elle postule que la valeur d’une entreprise de réseau — comme le sont les entreprises du numérique — dépend du carré du nombre d’utilisateurs. Ce phénomène induit une immense prime aux entrepreneurs qui partent les premiers, a fortiori sur ces marchés monopolistiques. Or, l’Europe et la France sont un bon exemple. Elles souffrent d’un gros problème de financement : monter une entreprise est relativement facile, mais le “troisième tour de table”, ce moment où, si vous voulez vraiment révolutionner votre domaine, il vous faut lever 10, 15, 100 millions d’euros, est insurmontable. Aux États-Unis, une entreprise comme Grail, qui commercialise des tests sanguins permettant d’identifier les cancers, vient de lever 1 milliard de dollars. Zuckerberg a annoncé investir 3 milliards sur dix ans dans sa fondation, dont l’ambition est de soigner “toutes les maladies d’ici à la fin du siècle ! Voilà le genre de sommes nécessaires pour changer le monde. Si nous voulons nous aligner, nous devons baisser la fiscalité du capital pour libérer les sommes nécessaires.»

L’Europe

«Le troisième grand enjeu est évidemment l’Europe : le marché est beaucoup trop morcelé, avec vingt-huit pays disposant chacun de sa Cnil, qui font en outre un concours d’intégrisme. Or nous allons vers un monde multipolaire : il faut accélérer l’intégration européenne pour pouvoir créer et imposer nos propres standards. Face à nous, il y a deux acteurs, la Chine et les États-Unis, qui n’ont pas ce type de freins et avancent extrêmement vite. Mais je discerne aussi des signes positifs. L’élection de Donald Trump et le Brexit sont -finalement de bonnes nouvelles pour nous. L’Europe a redémarré, la Commission a par exemple récemment publié un livre blanc de l’Europe de la défense qui pourrait bien constituer les prémices d’une armée européenne. Dans les circonstances actuelles, il n’y a aucune raison pour que nous ne connaissions pas de nouveau une grande vague de progrès.»

(1) Sur ces points, l’intervenant se réfère notamment à l’ouvrage «The Great Convergence – Information Technology and the New Globalization» de Richard Baldwin (Harvard University Press, 2016).