
«Yves, tu es un innovateur de génie qui a profondément marqué l’industrie de la construction et tes innovations sont une merveilleuse illustration de la devise de notre Duc pour son École. Ainsi, tu as su “allier l’habileté de la main aux connaissances de la science” : l’habileté grâce à ton CAP ; les connaissances, grâce à ton doctorat», adresse Roland Vardanega (Cl. 61), ex-président d’Arts&Métiers Alumni, aujourd’hui délégué à la communication de l’Académie des technologies (1), au Pr Yves Malier. «J’ai bénéficié d’un ascenseur social désormais en panne alors qu’il m’a permis de passer du statut d’ouvrier OP1 à celui de normalien», témoigne le récipiendaire du prix Nessim-Habif, qui a fait un leitmotiv de son combat pour la formation.
Un bûcheur remarquable et remarqué
De ses origines modestes, Yves Malier parle facilement. Issu d’une lignée de maçons près de Limoges, il a dû écourter ses études pour gagner sa vie. Il passe des CAP en apprentissage pendant ses vacances scolaires. Vite remarqué pour ses capacités en maths et en physique, il se retrouve en maths sup’ à Reims. Dans la foulée, il se marie à 19 ans et travaille nuit et jour pour assumer la subsistance du jeune foyer. Il termine major avant d’intégrer l’École nationale supérieure de Cachan.

Une première innovation à 22 ans
Gourmand de pluridisciplinarité et de solutions concrètes, ce qu’explique sans doute son singulier début de formation, Yves Malier, toujours empreint d’une bonhomie modeste, suit le cursus du département de mécanique de l’ENS Cachan tout en s’intéressant aux cours de construction de Centrale et de l’École nationale des ponts et chaussées. Une fois de plus, on le repère… René Basquin, alors directeur de l’ENS, le charge de créer le département de génie civil de l’école. Commence alors une thèse à l’université Paris VI sous la direction du Pr Henri Poncin, ancien major de l’ENS d’Ulm, qui «révéla au jeune doctorant la vraie puissance de la physique et ses magistrales capacités à s’associer, pour résoudre bien des problématiques industrielles, à la chimie, à la mécanique, à la thermique, à la biologie ou, encore, à la géologie», se souvient Yves Malier dans son discours de remerciement. Et de poursuivre : «À la même époque, le laboratoire d’Haroun Tazieff éclaira le petit mécanicien que j’étais. Il me permit une bien meilleure compréhension des états de la matière transformée par la chaleur et, entre autres, des singularités des eutectiques et le parti original qu’on pouvait en tirer. Sans cette compréhension, je n’aurais pu produire ma première innovation et, par ailleurs, un pan important aurait manqué à mon doctorat d’État.»
Ainsi, du haut de ses 22 ans, notre jeune chercheur venait de trouver un moyen de découper n’importe quel matériau. Vivement intéressés, les militaires développent alors, avec le colonel Bourrières, la société Oxybéton dont Yves Malier deviendra directeur scientifique et technique de 1969 à 1977. Cette découverte va donner, entre autres, naissance à la deuxième génération d’ogives nucléaires qui nécessitaient de découper du béton de 3 à 6 mètres d’épaisseur sans aucune vibration — condition absolue pour maintenir la force de dissuasion française en action pendant toute la durée les travaux, comme l’avait exigé le général de Gaulle. Pour la petite histoire, Albert Spaggiari a, lui aussi, profité des équipements d’Oxybéton, en dérobant du matériel secret-défense. Cela permettra au cerveau du «casse du siècle» de forer en silence un long tunnel pour ouvrir le coffre-fort de la Société générale de Nice en juillet 1976.
Les années béton
Durant ces années, Yves Malier dirige la société et le département de génie civil de l’ENS. Il va même obtenir la création de l’agrégation de génie civil en 1973. Ce fut la première agrégation des disciplines technologiques créée en France, d’ailleurs vite suivie des agrégations de génie mécanique, génie électrique, etc.
L’année 1977 est un tournant pour notre homme. Son doctorat ès sciences physiques de Paris VI en poche, il cesse sa double activité et saisit sa chance à New York. La Banque mondiale lui propose en effet de lancer un projet de développement d’Écoles normales supérieures technologiques dans une quinzaine de pays d’Afrique, d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud-Est.
Toutefois, l’appel de la recherche ne le quitte pas, ses travaux scientifiques, toujours aux confins de la physique et de la chimie, le conduisent à développer dès 1981 de nouvelles perspectives relatives aux propriétés du béton. C’est alors qu’une deuxième très grande innovation va bouleverser le monde de la construction, du bâtiment et des travaux publics : il met au point le béton à haute performance dit BHP. «Les travaux de l’école française de physique, résume Roland Vardanega, permettaient de penser que, se référant à la théorie d’empilement des grains, la compacité du béton ne pouvait être obtenue uniquement qu’à partir de trois éléments — à savoir le granulat, mesuré au centimètre, le sable, au millimètre, et le ciment, à 50 microns. En les utilisant, tu as découvert qu’on pouvait améliorer de trois à dix fois, voire davantage, la résistance à la compression en ajoutant une quatrième dimension de l’ordre de 0,1 micron. Tu as ainsi mis au point, avec tes équipes de chercheurs et d’ingénieurs, cette innovation majeure consistant à ajouter comme quatrième élément de la poussière.» L’arche de la Défense, le pont de l’île de Ré et bien d’autres ouvrages à travers le monde, dont des tours de plus de 200 mètres, ont profité de cette invention non brevetée. Car c’est une autre singularité du Pr Yves Malier : son désintéressement le plus total.
56 ans de prix Nessim-HabifCréée en 1962, cette récompense, d’un montant de 3 000 euros prélevés sur la donation testamentaire du gadzarts Nessim Habif (Li. 03), est décernée chaque année par la Société des ingénieurs Arts et Métiers, alternativement à un ingénieur qui, par son invention, aura contribué sensiblement au progrès de l’industrie au niveau mondial puis à un ingénieur Arts et Métiers qui, par son esprit inventif, aura contribué à accroître de façon significative le prestige de l’Ensam. Parmi les lauréats depuis cinquante-six ans, des gadzarts qu’on ne présente plus ici comme Pierre Angénieux (Cl. 25, en 1965), Pierre Bézier (Pa. 27, en 1972), Henri Verneuil (Ai. 40, en 1973), Henri Delauze (Ai. 46, en 1974), Jean-Lou Chameau (Li. 72, en 2006), Wafa Skalli (Ai. 77, en 2013), la seule femme jusqu’ici distinguée par ce prix. Mais aussi des non-gadzarts comme Robert Oppenheimer, le père de la bombe atomique (en 1962), Henri de France, inventeur de la télévision en couleurs (en 1964), le Pr Christian Cabrol, pionnier de la chirurgie cardiaque (en 1987) ou le duo formé par Bertrand Piccard et André Borschberg, cocréateurs de l’avion solaire Solar Impulse (en 2011). |
(1) L’ancien président de l’Association des ingénieurs Arts et Métiers est également membre du conseil académique de l’Académie des technologies.