L’ingénierie nucléaire enrichie par le numérique

Avec le grand carénage ou le lancement de tranches à partir de 2030, l’industrie française du nucléaire a du pain sur la planche. D’autant plus qu’EDF a ajouté sa transformation numérique à ce programme chargé. Les invités du groupe professionnel énergie d’Arts et Métiers Alumni ont échangé leurs points de vue lors de la conférence organisée à l’hôtel d’Iéna le 18 juin.

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Les ingénieurs d’EDF se sont emparés du pilote industriel Smart. Cet outil, qui s’appuie sur la plateforme PLM 3DExperience de Dassault Systèmes, fédère les données et les maquettes numériques relatives aux installations et équipements des centrales actuelles et futures.

Paris 16e, lundi 18 juin, fin d’après-midi. Bruno Lièvre, directeur du programme de transformation numérique de l’ingénierie nucléaire chez EDF, l’affirme d’emblée : «Le nucléaire est face à une nouvelle ère avec de nombreux projets stratégiques en France et à l’étranger.» Pour accompagner ces différents défis, l’opérateur a engagé la transformation de son ingénierie intégrant notamment un volet de simplification et numérisation. Après différents tests, il a décidé l’été dernier de lancer Switch, un programme de transformation numérique. «Dans un tel programme, insiste Bruno Lièvre, le terme le plus important est “transformation”, et non plus “numérique”. Il ne s’agit pas d’informatiser nos processus en ajoutant de nouvelles applications, mais de repenser totalement nos procédés et modes de fonctionnement en nous appuyant sur les capacités du numérique.»

Les quatre piliers de la transformation numérique

Cette transformation numérique repose sur quatre piliers :

1- la mise en œuvre de l’ingénierie système, afin de maîtriser la complexité des projets avec une vision produit. Cette méthode permet de gérer à la fois la performance des produits en intégrant l’ensemble des métiers nécessaires, leurs exigences, les interfaces entre ces produits et la gestion de configuration. C’est une méthode orientée résultat et performance couplée à la refonte des processus de gestion de projet ;

2- le passage d’une approche «centrée sur le document descriptif» («document centric») à une approche «centrée sur les données» globales («data centric») par la mise en œuvre de nouveaux systèmes d’information intégrés dont la colonne vertébrale est un PLM (1), afin de gérer le cycle de vie de l’ensemble des données en configuration. Cela permettra notamment à l’ensemble des intervenants de travailler sur les mêmes données au même moment et, ainsi, de mettre en œuvre une ingénierie plus collaborative ;

3- la standardisation et la numérisation des processus, permettant de tirer profit des procédés et savoir-faire tout en s’inspirant du retour d’expérience d’autres filières d’ingénierie de projet complexe ;

4- le fonctionnement en entreprise étendue avec des processus et une continuité numérique associant les différents partenaires, dans le cadre d’une orientation filière.

Passer au jumeau numérique

Le rôle central et structurant des outils de gestion du cycle de vie a conduit EDF à lancer un appel d’offres à l’été 2017 afin de choisir un groupement composé d’un éditeur de solutions PLM et d’un intégrateur. En cohérence avec la durée des projets industriels, cet éditeur de progiciels est engagé pour une durée de vingt ans et sera un véritable partenaire de la filière nucléaire en apportant cette dimension numérique. La gestion du cycle de vie permettra de porter les nouveaux processus, de faire évoluer les modes de fonctionnement et de passer à une approche centrée sur les données («data centric»).

Actuellement, l’ingénierie chez EDF est dans une culture documentaire historique et s’apprête à passer un cap important, avec la réalisation de «digital assets» (littéralement «contenus numériques»), qu’on pourrait appeler des «jumeaux numériques». «On ne peut plus imaginer, explique Bruno Lièvre, livrer une centrale sans son jumeau numérique, qui contiendra l’ensemble des données et accompagnera l’installation physique tout au long de son cycle de vie.» Comme une mémoire, un carnet de santé. «La transformation sera progressive, reprend-il, mais cadencée par les jalons des projets industriels. Des plateaux de transformation seront installés au cœur des métiers et des projets, car c’est avec les futurs utilisateurs que seront reconçus les processus dans une logique de coconstruction avec l’ensemble des compétences, notamment celles de l’éditeur et de l’intégrateur en s’appuyant sur des méthodes “agiles”. Cette logique de coconstruction est la garantie de ne pas tomber dans le piège de l’informatisation des processus existants, qui n’apporte que peu de valeur, et de répondre aux besoins des projets.»

La transformation numérique couvre en premier lieu l’évolution des méthodes de travail, le fonctionnement entre projets et métier, la partie numérisation, les nouveaux systèmes d’information, le fonctionnement en entreprise étendue. «Une fois que tout cela est structuré, il y a un potentiel d’innovation énorme», insiste Bruno Lièvre.

six-defis-ingenierie-nucleaireCoopérer en partageant les données

Pour prolonger la durée des centrales au-delà de quarante ans, améliorer les performances et la sûreté, EDF a créé le programme industriel grand carénage. Cet investissement de 50 milliards d’euros doit être parfaitement maîtrisé en qualité, coûts et délais durant les dix prochaines années. Un design performant des modifications des installations est le gage de la réussite tout au long du déploiement sur le parc nucléaire, puis durant leur exploitation et leur maintenance. «Le futur chantier repose sur deux grandes catégories d’activités, résume Christian Leflefian, directeur de projet à la division de l’ingénierie du parc, de la déconstruction et de l’environnement (DIPDE) d’EDF : la rénovation ou le remplacement de gros composants arrivant en fin de vie technique ; puis, des modifications pour améliorer la sûreté, notamment en intégrant le retour d’expérience après l’accident de Fukushima. La partie électrique des installations fera l’objet de grands chantiers.»

La direction de la DIPDE a fixé le cap vers une ingénierie numérique. «Il s’agit de prendre des initiatives, affirme Jean-Georges Schlosser, directeur du système d’information et directeur technique de la transformation numérique de la DIPDE, et de créer des solutions propres aux besoins de l’ingénierie nucléaire pour dynamiser leurs acteurs et la rendre plus efficace.» Parmi les solutions développées, Smart, qui s’appuie sur une technologie PLM. Le pilote industriel Smart, débuté à la mi-2017, va permettre la création et la mise à disposition du jumeau numérique des 28 centrales nucléaires de la série 900 MW qui approchent de leurs 40 ans, juste à temps pour préparer la quatrième visite décennale à Tricastin, dont la réalisation débutera en juin 2019.

«Ces derniers mois, dévoile Jean-Georges Schlosser, nous avons conçu les jumeaux numériques de l’installation, avec la création de maquettes numériques 3D réalisées grâce à des photos et à des scans laser, complétées par des données sur les équipements, des schémas mécaniques et différents plans des installations. Les différents acteurs pourront ainsi mieux coopérer et partager des données.» Ces jumeaux numériques, dont la cohérence et la mise à jour doivent être garanties sur une très longue durée, permettront à l’ingénierie et à l’exploitant de disposer d’un langage commun durant la préparation de la réalisation des modifications, puis livreront à l’exploitant les données indispensables à la maintenance et à l’exploitation. L’objectif est d’obtenir des économies sur les phases de conception et d’intégration des modifications et de réduire le délai de ces études. «Dans le cadre de la préparation d’une visite décennale, précise Jean-Georges Schlosser, la phase d’étude pourra être réduite de six mois sur les cinq ans habituellement nécessaires.»

Revoir en profondeur les processus d’ingénierie

Smart s’appuie sur la plateforme 3DExperience de Dassault Systèmes et couvre un portail d’accès qui fédère les données d’ingénierie et l’outil de visualisation d’une maquette numérique 3D hybride intégrant le présent et le futur de l’installation. Le pilote n’autorise qu’un nombre limité d’utilisateurs, mais une large variété de profils. Ouvert depuis le 18 mai, le système est alimenté par plusieurs sources de données : description des installations, état radiologique des locaux, l’ensemble de la documentation technique et les schémas mécaniques des installations. «Smart offre un moyen de recherche, quelle que soit la nature de l’information recherchée, précise Jean-Georges Schlosser. Nous pourrons naviguer entre des données 1 D, positionner ces équipements sur un schéma mécanique, retrouver les informations concernant ces équipements à partir du schéma, ou partir d’un équipement pour retrouver ses caractéristiques et le positionner dans la maquette 3D.»

Le défi à relever, c’est passer à l’étape B, qui sera livrée début octobre et qui contiendra des services de gestion de configuration de cet ensemble de données, adaptés au contexte de l’ingénierie du parc nucléaire en exploitation. «En quelques mois, conclut Jean-Georges Schlosser, nous avons appris à nous appuyer sur ces nouvelles technologies et nous avons compris qu’il fallait parfois revoir en profondeur nos processus d’ingénierie, en les recentrant sur les données, pour en tirer davantage de bénéfices. C’est prometteur pour la suite».