Le pari de Fondeurs sans frontières

Transformer des armes de guerre et déchets métalliques en objets de première nécessité et créer ainsi une activité locale apte à faire vivre des familles de pays pauvres : tel est le projet «Fondeurs sans frontières», conduit par Philippe Costes (Ai. 88), professeur de fonderie à l’Ensam de Lille. Il raconte sa première action au Burundi et évoque celle qu’il prépare en République centrafricaine.

Philippe Costes (Ai. 88) dans un village de pygmées Batwa, réputé pour ses poteries. L’enseignant est à la recherche des matériaux locaux les plus appropriés pour confectionner des creusets. Photo : DR

AMMag – Comment est née l’idée de Fondeurs sans frontières ?
Philippe Costes – L’aventure a débuté en 2009 par une demande de Jacques Delemarle, ancien officier des forces spéciales de l’armée française, devenu directeur technique de Mines Advisory Group [MAG, NDLR] au Burundi. Cette ONG britannique, colauréate du prix Nobel de la paix en 1997 pour son action dans le déminage des anciennes zones de guerre, conduisait, en relation avec les Nations unies (1), un programme de destruction d’armes dans ce pays d’Afrique. Chaque mois, plusieurs tonnes de ferraille, des déchets issus d’armes légères et de petit calibre, de la Kalachnikov au lance-roquettes, s’entassaient dans des ateliers de découpe. À la recherche d’un recyclage intelligent, Jacques Delemarle s’est adressé aux Fondeurs de France, syndicat des fondeurs industriels, qui m’a relayé sa demande. C’est ainsi que le projet de lancer une activité fonderie à Bujumbura, la capitale du Burundi, a démarré.

AMMag – Quels en étaient les principaux objectifs ?
P. C. – L’idée était de créer un atelier principal de fonderie, qui serait à la fois centre technique d’essais et de formation, pour débuter le recyclage des armes détruites par MAG, et de développer parallèlement un concept de petite fonderie facilement reproductible afin que d’anciens combattants et des villageois puissent développer une activité économique autour du recyclage des déchets métalliques. Le tout en utilisant au maximum les ressources du pays.

Premiers tests de moulage au sable par
les apprentis fondeurs de Bujumbura. L’élève de Lille Quentin Pinauldt (Li. 208), venu prêter main-forte, tient des chargeurs d’arme prêts à être coulés et transformés en statuettes.

AMMag – Comment se présente cette fonderie de Bujumbura ?
P. C. – Située dans un bâtiment cédé par le ministère de la Défense burundais, elle comporte deux fours. L’un a été conçu à l’Ensam de Lille et a fait l’objet du projet métier de certains élèves autour d’un prototype, toujours en perfectionnement. L’autre, plus artisanal, a été construit sur place. C’était l’une des conditions pour la viabilité à long terme : il fallait s’adapter et s’appuyer sur les ressources locales. Des experts burundais nous ont aidés à localiser les meilleurs matériaux. Pour fabriquer le four artisanal de petite fonderie, on a utilisé des briques de kaolin produites dans le nord du pays, réfractaires et relativement isolantes. Et pour réaliser des objets via le moulage au sable, on a travaillé avec de la silice et de l’argile kaolinite.
Côté combustible, le four se nourrit de briquettes de débris végétaux, de tourbe, voire de makala ou de coke. Ce four fond des alliages d’aluminium et des cuivreux dont les températures de coulée sont respectivement d’environ 700 °C et 1 200 °C. Or, les armes sont en majorité faites d’acier. La température de fusion d’un acier ordinaire est d’environ 1 500 °C. Le défi était de construire un four qui puisse atteindre sans électricité (ressource rare et chère) ces températures élevées et trouver des matériaux résistants. Celui de la fonderie de Bujumbura remet au goût du jour une ancienne technologie de four à combustible solide que nous avons adaptée pour obtenir des rendements énergétiques plus importants et plus de souplesse dans la maîtrise de la fusion. Il a une ossature métallique et utilise, pour sa partie réfractaire, le même kaolin que le four artisanal. Il peut accepter un brûleur qui fonctionne avec de l’huile lourde, du fuel, éventuellement du gaz. Nous cherchons toujours à l’optimiser. Nous poursuivons ce travail avec les enseignants et les élèves impliqués. On a par exemple dimensionné un échangeur métallique pour préchauffer l’air soufflé à partir des fumées, ce qui nous permettra de gagner 300°C dans la chambre du four. Reste à finaliser la partie CAO et le fabriquer.

AMMag – Le projet consistait aussi à former des personnes sur place…
P. C. – Nous avons formé six anciens combattants au moulage et à la fusion. Le but étant qu’ils soient autonomes afin d’initier une activité de recyclage des armes. Devant le problème technique de fusion de l’acier à traiter, j’ai lancé l’idée d’une forge dont nos apprentis se serviraient pour recycler les armes en outils agricoles ou en objets d’arts. J’avais vu des houes ancestrales au Musée vivant de Bujumbura, alors j’ai demandé à des élèves de Lille de travailler sur des modèles en bois et des boîtes à noyau. C’est à partir de ces modèles que nous avons moulé des houes sur place. J’ai également eu l’idée de fondre l’aluminium des chargeurs de Kalachnikov pour fabriquer des bijoux. À Lille, on a par exemple usiné des moules métalliques pour la coulée de pendentifs. L’un d’entre eux représente la carte du pays avec, d’un côté le tambour traditionnel et, de l’autre, la tête de lion et les trois lances emblématiques du Burundi. Un autre illustre d’un côté la Terre, avec l’équateur et un méridien formant le symbole de la paix, encerclés par six personnes (une par continent) qui se tiennent la main, et, de l’autre côté, une colombe. Ce modèle pourrait être vendu partout via des fondations et participer au développement de la fonderie via un système de royalties.

AMMag – Comment évolue ce projet au Burundi ?
P. C. – Il est en «stand-by» – momentanément -j’espère. MAG y a fini son programme et le ministre de la Défense a décidé de vendre une grosse partie du stock d’armes restant à Kampala, capitale de l’Ouganda qui possède des hauts fourneaux. C’est décevant, après tant d’efforts, car cette solution ne joue pas en faveur du développement local. On ne peut pas tout maîtriser. Je cherche donc des partenaires, institutions ou ONG orientées développement, désireux de m’aider à poursuivre le projet. Restée sur place, Julie Claveau, ancienne directrice de MAG Burundi, pourrait y contribuer…

AMMag – Que pouvez-vous nous dire de votre prochain projet en République centrafricaine ?
P. C. – Lionel Cattaneo, ancien employé français de MAG, missionné par les Nations unies à Bangui, la capitale, m’a contacté pour étudier un projet identique de recyclage d’armes. Il m’a fait comprendre que le montage du dossier pourrait prendre du temps, avec l’Unops (2), mais que le budget alloué serait important. L’idée est d’installer à Bangui un four à induction apte à fondre l’acier des armes récupérées par les soldats de l’ONU et l’armée française. Il sera alimenté par un groupe électrogène. Et, à côté, il est question, comme au Burundi, de développer un concept de petite fonderie. J’ai déjà consulté des constructeurs de fours à induction et recueilli leurs propositions. J’étudie les possibilités de faire modifier certaines caractéristiques techniques pour que le four soit adapté au contexte local. Je vais définir la solution qui me paraîtra la meilleure et la présenter au bureau local de l’Unmas (3). Je me prépare également à une mission de deux semaines à Bangui en tant que consultant pour l’ONU afin d’évaluer la faisabilité du projet.

AMMag – Que vous ont enseigné ces expériences sur le continent africain ?
P. C. – Ce qu’est la grande pauvreté. On peut en parler, essayer d’imaginer, mais c’est quelque chose qu’on ne comprend pas avant de l’avoir côtoyée. Au Burundi, j’ai rencontré des potières dans un village de pygmées Batwa pour la confection des creusets. J’y ai vu des gens qui, bien que vivant dans un grand dénuement, entretenaient des liens très forts entre eux, se préoccupaient les uns des autres. J’y ai retrouvé cette valeur de l’humain, perdue dans nos sociétés modernes très individualistes. Tous les acteurs de ce projet en ont gardé une trace forte dans leur cœur. Et nos étudiants ont compris qu’un savoir-faire s’accompagne aussi d’un savoir-être. Cette expérience, que je souhaite revivre en Centrafrique, est, malgré les difficultés, un formidable défi scientifique, technique et humain. Elle oblige à une forte adaptabilité et une réelle créativité pour les solutions techniques et impose de cultiver une bonne connaissance du contexte local.

Enseignants et élèves lillois participent à l’aventure 

Alexandre Behot et Quentin Pinauldt (Li. 208) lors de leur séjour à Bujumbura en 2011.

L’installation de la fonderie à Bujumbura, au Burundi, a été précédée d’un gros travail préparatoire, principalement sur le Campus de Lille. Il a fallu étudier les ressources énergétiques et géologiques du pays, dresser l’inventaire des matériaux à fondre sur les armes récupérées par l’ONG MAG, procéder aux études techniques des moyens de fonderie et des instruments, faire les plans du prototype du four, le monter, etc.
Philippe Costes a entraîné dans l’aventure des collègues enseignants, comme Sophie Simonet (pour la partie thermique) ou Jérôme Gavois (usinage), ainsi que plusieurs élèves qui en ont fait leur projet métier. Deux camarades de promo de la Li. 208, Quentin Pinauldt, ancien président de Gasole, et Alexandre Behot, se sont particulièrement passionnés pour ce projet : ils ont accompagné Philippe au Burundi en février 2011 pour procéder aux premières fusions. Alexandre a d’ailleurs, depuis, intégré l’École supérieure de fonderie et de forge et s’est installé comme artisan fondeur dans le Vexin. «Cette expérience au Burundi m’a permis de faire mes premières armes, raconte-t-il. Trouver des solutions pour concevoir, fabriquer et faire fonctionner un four polycombustible avec le peu de moyens que nous avions sur place, ça vous apprend le système D. Ça m’a bien aidé quand j’ai monté ma propre fonderie, avec peu d’investissements. J’ai construit tout le matériel moi-même. Je n’aurais pas eu la même confiance en moi sans ces trois semaines passées là-bas.» 

Contact : Fondeurs sans frontières, [email protected]

(1) Dans le cadre du Programme des Nations unies pour
le développement (PNUD) : www.undp.org
(2) L’Unops, le bureau des Nations unies pour les services d’appui aux projets, souffre des lourdeurs inhérentes aux grosses structures. www.unops.org
(3) United Nations Mine Action Service : www.mineaction.org