
À l’ère de l’industrie 4.0, qui voit se déployer les technologies numériques au service de la production, les fabricants visent encore et toujours l’excellence opérationnelle. Pour l’atteindre, la rapidité d’exécution et la conformité à la demande du client demeurent des indicateurs clés. L’objectif des fabricants est donc qu’entre le moment où le plan de production du client arrive sur un site et celui où la pièce usinée complète en sort, le temps écoulé soit le plus court possible et le taux de rebut le plus faible.
Pour ce faire, les efforts pour optimiser la production se concentrent généralement sur des stratégies telles que la fabrication sans gaspillage ou Six Sigma(1). Or, ces stratégies, efficaces dans le cadre de productions de masse à faible variabilité (High Volume Low Product Mix ou HVLM), où les opérations peuvent être affinées au cours de longues séries de pièces identiques, le sont moins lorsqu’elles sont appliquées aux productions de masse à forte variabilité et faible volume (High Mix Low Volume ou HMLV). La méthode appelée technologie de groupe (TG) permet de simplifier la production HMLV et d’atteindre le plus haut niveau d’excellence opérationnelle en tirant parti des analogies entre les différents éléments du système de production.
Rationaliser la production par familles de pièces
La TG est en effet une stratégie de rationalisation de la production dans laquelle les pièces ayant certaines similitudes en termes de géométrie, de matériaux, de procédés de fabrication ou encore de normes qualité sont classées par groupes ou familles et fabriquées selon une méthode de production commune. Les opérations sont planifiées pour la famille de pièces plutôt que pour chaque pièce.
Prenons l’exemple d’un atelier fabriquant des poulies pour différentes tailles de courroies. Les diamètres, largeurs et profils de rainures des poulies changeant en fonction du type de courroie, le temps de passage entre les différentes configurations d’usinage était d’environ une heure et demie. Car, pour chaque changement de poulie, la machine était entièrement reparamétrée. Tous les outils étaient retirés, nettoyés et stockés, avant, pour une partie d’entre eux, d’être replacés dans la machine pour usiner la poulie suivante. En adoptant la démarche TG, les roues similaires (mais non identiques) ont été regroupées par familles. Le changement consistait donc à modifier le programme machine ainsi que certains paramètres d’usinage et parfois à changer l’outil servant à usiner le profil de la rainure. En fonction de la pièce à usiner, le temps de ce changement est passé d’une heure et demie à dix minutes. Le principal défi était de convaincre le personnel de l’atelier que les pièces qu’ils fabriquaient faisaient partie de la même famille et pouvaient être usinées beaucoup plus rapidement.
Très souvent, lorsque la production est organisée pour traiter une famille de pièces, on parle de fabrication cellulaire. Celle-ci est apparue dans les années 1980, lors des débuts de l’ère de la production HMLV. Les industriels ont constaté que la taille des lots diminuait alors que la variété ou diversité des pièces à usiner et des nouveaux matériaux augmentait. Certains ateliers ont été confrontés à une grande diversité de pièces différentes, produites en petites quantités. Le temps consacré à la préparation de la production ayant augmenté de façon exponentielle, les fabricants ont cherché à le contrôler.
La création de familles de pièces préconisée par la TG est basée sur la codification et la classification des pièces. Chaque pièce se voit attribuer un code composé de lettres, de chiffres ou d’une combinaison des deux, et chaque lettre ou chiffre représente une certaine caractéristique de la pièce ou une technique de production (voir schéma ci-dessus).
Les codes de pièces sont utilisés pour planifier la production et réaliser des devis en fonction d’une pièce imaginaire ou inexistante appelée pièce «complexe» (voir schémas ci-dessus). Dans ce cas, complexe ne signifie pas difficile, mais décrit une pièce générique présentant toutes les caractéristiques qu’il est possible de créer, telles que des trous de haute et faible précision, des poches profondes ou peu profondes, un usinage latéral, etc.
Les planificateurs et les gestionnaires de production travaillent avec un plan de pièce à usiner et élaborent un devis en faisant correspondre les caractéristiques de la pièce à usiner avec celles de la pièce complexe. Ils déterminent également d’autres éléments de production tels que la machine-outil requise, la nécessité ou pas de liquide de refroidissement, etc. En outre, l’exécution de la TG à l’aide d’un système de FAO sophistiqué réduit encore le temps d’ingénierie nécessaire au pré-usinage. Autre avantage de la méthode : l’amélioration de la communication entre les départements d’une usine, car tous travaillent à partir du même modèle de pièce complexe.
L’approche de la technologie de groupe était initialement basée sur l’expérience. Le personnel qui l’a mise au point a en effet interrogé des ingénieurs de méthodes, des programmeurs et des planificateurs afin de recueillir des informations sur le coût des diverses activités de production. Bien que son développement ait eu lieu dans les années 1980, la compilation des données et des expériences individuelles, ainsi que la mise en place d’un système basé sur ces informations s’apparentaient aux démarches menées actuellement dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Une réorganisation de l’atelier s’impose
Si l’approche de la TG offre des avantages en matière d’ingénierie, de programmation du procédé et/ou du processus ainsi que des gains de temps de fabrication, elle ne se fait pas sans contraintes ni défis. Elle implique notamment une réorganisation de l’atelier (voir les deux schémas p. 56) et, dans certains cas, complique la gestion de l’immobilisation des machines. Le défi n’est pas mince. La configuration traditionnelle de l’atelier semble a priori plus flexible. En cas d’augmentation significative de la demande sur une certaine catégorie de pièces, d’autres machines du service peuvent être utilisées pour parer au goulot d’étranglement. Dans le cas inverse où une famille de pièces présente une baisse temporaire de la demande, une partie du parc de machines du modèle cellulaire reste inutilisée.
Autre difficulté éventuelle découlant de la mise en œuvre de la TG est la tendance à passer trop de temps à comparer les systèmes de codage. Dans ce cas, la création en interne d’un système de codage personnalisé peut s’avérer plus simple et efficace dans la mesure où l’entreprise doit connaître parfaitement son équipement et ses ressources ainsi que les résultats souhaités.
Des devis plus rapides et plus précis
La démarche TG appliquée à la création des devis de pièces peut accroître à la fois les revenus et la rentabilité. Prenons l’exemple d’un sous-traitant de l’aéronautique travaillant sur de petites séries (HMLV) avec des lots d’une à cinq pièces et recevant environ 4 000 demandes de devis par an. Avant application de la TG, le temps pris pour analyser et réaliser un devis pour chaque pièce séparément ralentissant le processus de tarification, l’atelier ne pouvait livrer de devis sérieux que pour 1 500 des 4 000 demandes annuelles. Après TG, en se basant donc sur les informations de la pièce complexe, le nombre de devis précis et rigoureux a été doublé, passant à 3 000. Plus de devis bien ajustés entraînant plus de commandes, on est passé de 2 600 à 3 200 commandes livrées par an.
Le processus de tarification plus rapide et plus précis a eu deux avantages : une réduction des offres erronées trop basses avec une incidence négative sur les marges de profit, et une réduction des devis trop élevés qui décourageaient le client. La mise en œuvre des concepts de la TG a offert au fabricant plus de contrôle à la fois sur la production et sur les coûts, et a réduit la fréquence de devis inexacts.
La production de petits lots très diversifiés continue de croître, favorisée par les progrès des technologies d’usinage et de la gestion et la conception numériques des produits. En classant les pièces par familles, en consolidant les activités de tarification et les opérations d’usinage, l’approche de la technologie de groupe permet aux fabricants de faire face de manière efficace aux défis de l’ère de l’industrie 4.0.
Patrick De Vos, responsable de la formation technique en entreprise pour Seco Tools
(1) La méthode Six Sigma ou 6 Sigma, née dans les usines Motorola, permet d’améliorer la qualité et d’en assurer la constance en étendant l’usage des statistiques à tous les processus. Elle doit son nom à la lettre grecque σ (sigma) qui correspond en statistiques à l’écart type.