“Redonnons aux jeunes le goût de la mécanique”

Bruno Wagner (Ch. 75) a fondé Kinetikos — de l’ancien grec, qui donnera «cinétique», l’impulsion qui crée le mouvement. Son ambition est de produire des outils de communication valorisant les techniques et les savoir-faire en mécanique, à destination des entreprises industrielles. Plus loin, il veut transmettre aux jeunes des gestes, et les sensations vécues au contact de la matière. L’approche est autant professionnelle que patrimoniale. Interview.

SIMULATION-ELECTROMECANIQUE-BRUNO-WAGNER
Bruno Wagner mise sur la scénarisation de situations industrielles réelles pour amener les jeunes à toucher du doigt une expérience mécanique. Ici, la simulation interactive de la commande de vérins électromécaniques destinés à l’orientation précise d’une pièce exposée à un plasma généré par laser (procédé PLD).
Bruno-Wagner
Bruno Wagner (Ch. 75).
1979-1981 : Médiateur scientifique et technique à l’ambassade de France en Autriche.
1981 : Ingénieur qualité chez Seb (électroménager), où il fait la synthèse entre retours SAV, production et marketing.
1983 : Lauréat de l’Association de presse France-Japon pour une étude sur les origines historiques de la méthode de gestion de production Kanban.
1987 : Ingénieur commercial export chez S2M (paliers magnétiques) à Vernon (Eure), puis responsable de la communication technique (animations interactives, vidéo, 3D didactique, conception de brochures et de stands d’exposition).
2010 : Chargé de la communication technique chez SKF (roulements à billes, composants mécatroniques, etc.) en France.
2014 : Indépendant, crée Kinetikos.

AMMag – La mécanique a-t-elle perdu de sa sensualité ?
Bruno Wagner – Malheureusement, oui. Elle est masquée par les multiples protections des machines, à l’abri des regards. On a perdu aussi le récit d’un métier autrefois transmis par des mécaniciens passionnés, dont la parole se fait de plus en plus rare. L’éloignement physique des engins a pour corollaire la perte d’informations. Un exemple : selon la nature des vibrations d’une voiture, nous savions l’état de santé du moteur ou de tout autre organe. La tendance aujourd’hui est d’isoler les individus des sensations mécaniques, jugées désagréables. Le bruit des machines et les odeurs caractéristiques des ateliers sont progressivement oubliés. Oui, la sensualité de la mécanique, comme vous dites, se perd et c’est bien dommage.

AMMag – Chercheriez-vous à revaloriser le travail manuel ?
B. W. – Je cherche à redonner sa noblesse au travail manuel. Je n’oppose pas le manuel à l’intellectuel. Au contraire, je veux une connexion directe entre ce que ressent la main et la décision consciente du cerveau. Ce qui nous fait dire : «Ça y est, c’est bien réglé» ou «On continue, on n’a pas atteint la spécification requise !» Ce n’est pas seulement le travail manuel qu’il s’agit de revaloriser, mais l’expérience de terrain, le sens physique, les sensations vécues au contact de la matière… En somme, tout ce qui a fait la force des ingénieurs Arts et Métiers au début de l’histoire de l’École. Ma démarche ne se concentre pas sur la main seule. Elle s’attache à la relation entre la main et la décision consciente dans le cadre d’un impératif industriel. Mon sujet est d’encourager le plus grand nombre, notamment dans les jeunes générations, à aller voir la réalité physique et pas seulement à travers l’écran, celui-ci pouvant être un élément utile de promotion et d’accompagnement. Aujourd’hui, l’écran de smartphone est l’outil universel des jeunes. Ses possibilités ludiques, interactives et sérieuses sont immenses, mais encore très peu exploitées dans le domaine de la didactique technique, dans l’espace situé entre éducation et divertissement. Une zone frontière parfois appelée «edutainment» — du français «éducation» et de l’anglais «entertainment», «divertissement».

AMMag – Comment réagissez-vous contre cela ?
B. W. – Je n’essaie pas de transmettre l’information telle que je l’ai reçue, mais en me servant des outils que les jeunes ont en main. La première expérience d’un jeune, ce n’est plus la Mobylette mais Internet. À partir de son écran, via Instagram, Youtube ou un jeu vidéo, je cherche à le faire entrer dans la scénarisation de situations industrielles réelles : l’usinage, le montage, le réglage de précision, la maintenance sur site… C’est en scénarisant, de manière courte et économique pour l’industrie, des productions numériques que j’amènerai les jeunes à toucher du doigt une expérience mécanique, telle que les seniors l’ont vécue : c’est bien en faisant «ce geste», en suivant «cette stratégie» qu’on obtient ce résultat. J’axe ma communication sur la jeunesse parce que les papy-boomers, dont je fais partie, partiront bientôt à la retraite. Malheureusement, arrivant sans expérience pratique, les nouvelles générations auront, peut-être, du mal à décoder les documents techniques réalisés à l’attention des papy-boomers. J’ai une petite appréhension à parler d’émotion aux industriels parce que je n’ai pas envie de passer ni pour un original ni pour un nostalgique. Pourtant, la motivation est fortement liée à l’émotion. Je dirai aux industriels : «Oubliez les communications distantes et glacées, voire “corporate”, et allez vers la communication focalisée sur la technique, là où résident vos véritables savoir-faire, votre ADN.»

AMMag – L’idée selon laquelle l’accroissement de l’automatisation nous prive de plus en plus de l’usage de notre main s’applique-t-elle à l’intelligence artificielle, à qui nous déléguons une partie de notre raisonnement ?
B. W. – La main, c’est l’expérience de base. Elle est devenue outil, l’outil est devenu machine, la machine une industrie, l’industrie un système. Et l’IA coiffe le tout. J’ajoute aussi la dimension émotionnelle. C’est un facteur d’éveil, de curiosité, de motivation. Si une industrie est présentée de manière froide, si l’individu n’a plus de prise dessus, qu’est-ce qui inciterait les nouvelles générations à y aller ? J’espère participer à un mouvement où ces générations pourront dire à la communauté, via les réseaux sociaux ou des forums, «ce robot est meilleur que cet autre», «le mécanisme recherché fonctionne ainsi», etc. Devenir, en somme, influenceur grâce à des «posts» avisés. En cela, mon projet se situe plus dans le domaine de la communication que de l’information.

AMMag – Il ne s’agit pas que de transmission des savoirs.
N’y a-t-il pas aussi quelque chose qui relève du patrimoine immatériel ?
B. W. – Évidemment. Je fais partie des personnes qui ont admiré le Concorde, voire toute la France industrielle. Après 2000, les choses ont changé : il y a eu une distance, des critiques. Cette admiration n’est plus largement partagée. J’ai rencontré nombre de mécaniciens au parcours passionnant : quelle richesse, quelle profondeur de savoir, quelle grandeur d’âme ! C’est une vraie galaxie de savoirs, mais, très souvent, il s’agit de savoirs méconnus, qui ne sont pas perceptibles dans la formulation mathématique. Et ça, c’est un autre chapitre.

AMMag – N’existe-t-il pas encore des savoirs de la main associés à l’intellect chez les Compagnons du devoir et dans certains ateliers, par exemple, de mécanique auto ou de maroquinerie de luxe ?
B. W. – Heureusement. Mais c’est attaché au luxe. Et moi, j’aimerais que le luxe de la proximité avec la matière ne soit pas réservé à quelques privilégiés.