
La transition énergétique est en marche et ses conséquences sur la distribution de l’électricité sont souvent sous-estimées. Le débat en cours se concentre sur la part des énergies renouvelables (ENR), les problèmes liés à l’intermittence de la production photovoltaïque ou éolienne, l’avenir du nucléaire… Mais le développement des ENR impose d’autres défis, dont celui des réseaux. Les trois auteurs du livre «Énergie – Pour des réseaux électriques solidaires», Alain Beltran, historien, Michel Derdevet, secrétaire général du directoire d’Enedis, professeur à l’IEP de Paris, et Fabien Roques, économiste, mettent en avant l’importance des réseaux de distribution d’électricité et le rôle majeur qu’ils seront amenés à jouer dans les années à venir.
«Nous avons écrit ce livre, explique Michel Derdevet, car on manque de pédagogie. La composition du mix énergétique n’est pas tout. Nous voulons ouvrir les yeux à nos concitoyens, en particulier sur la question des réseaux. Depuis dix ou quinze ans, nous avons connu d’importantes évolutions. Si la consommation est restée globalement stable, nous avons observé une grosse modification des réseaux avec, à la clé, des investissements colossaux.»
![]() Michel Derdevet, Alain Beltran,
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Les rappels historiques d’Alain Beltran éclairent la situation actuelle. L’électricité industrielle ne s’est développée qu’à partir de 1870, et le premier texte législatif date du 15 mai 1888. Ce décret fait la distinction entre les premiers usages de l’électricité et les nouveaux, comme l’éclairage et le transport de «force». La loi organisant les concessions et la distribution date, elle, du 15 juin 1906, et le débat sur la nature de l’électricité est déjà ouvert : il est alors question d’un service public avec un même prix pour tous ou, au contraire, d’un produit répondant à un marché d’offre et demande. Les réseaux sont rationalisés après la Première Guerre mondiale, mais l’on compte 14 000 concessionnaires et 40 000 tarifs différents. En 1936, un projet de nationalisation des réseaux électriques est en chantier, objectif réalisé par la grande loi du 8 avril 1946 créant EDF. Une nationalisation de la distribution est consacrée sur 95 % du territoire et confiée à EDF.
Ce monopole n’empêchera pas les expérimentations commerciales et l’invention du «compteur bleu» ou des réflexions sur la structure de la distribution, pour tenter de concilier des nécessités contradictoires : la centralisation pour être plus efficace et la décentralisation pour être plus proche du consommateur. Une problématique toujours d’actualité, avec la multiplication des petits sites d’énergies renouvelables, des réseaux fermés et l’émergence des «consomm’acteurs». La fin des années 1990 et le début des années 2000 sont marqués par l’ouverture à la concurrence voulue par Bruxelles. «EDF était assiégé par Bruxelles et se défendait en disant en substance “nous avons une bonne qualité de service et une électricité peu chère, en quoi la concurrence changerait-elle quelque chose ?”», rappelle Alain Beltran.
Réseaux des champs et réseaux des villes
Après des années de tergiversations, EDF crée ERDF début 2008. Paradoxalement, la France est aujourd’hui une meilleure élève dans ce domaine que plusieurs de ses voisins européens. Le changement de nom d’ERDF en Enedis respecte le Code de l’énergie, qui veut éviter toute confusion entre les activités de réseaux et celles de production ou de commercialisation. «Mais cette nouvelle identité d’Enedis a été aussi choisie dans la perspective plus large de la transition énergétique, qui confère aux distributeurs un rôle nouveau et central», poursuit Alain Beltran.
Avec la transition énergétique, la distribution est face à un triple défi : l’intégration des énergies renouvelables, les réseaux intelligents et l’équilibre entre «les réseaux des champs et les réseaux des villes». Aujourd’hui, le réseau d’Enedis n’est plus seulement un réseau de distribution, il est aussi un réseau de collecte.
Enfin, le lien entre les zones rurale et urbaine est une question d’importance politique. «Nous n’aurons pas un réseau pour les villes et un autre pour les champs, plaide Michel Derdevet. Parfois, grâce à la péréquation nationale des tarifs d’acheminement, les urbains paient pour les ruraux et cela contribue à éviter dans notre pays une “fracture électrique”. Il faut conserver ces valeurs de solidarité extrêmement fortes, alors que, dans le même temps, les initiatives vont venir de plus en plus du niveau local et des territoires. Il ne faut surtout pas céder à la tentation du repli sur soi.»
La part des énergies renouvelables va continuer d’augmenter comme celle des consomm’acteurs, dans une France où le nucléaire conservera pendant encore des années une part importante. C’est en s’attaquant dès maintenant aux défis de la transition énergétique, sans sous-estimer la part du politique, que le pays pourra se doter d’une production électrique qui restera au service de tous.
S’adapter à l’émergence de l’autoproductionAujourd’hui, la création de valeur est de plus en plus portée par les activités régulées, les réseaux. Pour Enedis, le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (Turpe), régulé, représente 95 % des revenus. Dans le même temps, les réseaux sont soumis à un phénomène extrêmement fort. «La moitié des demandes de raccordements vient d’autoproducteurs, remarque Michel Derdevet. Les réseaux doivent s’adapter en faisant preuve de souplesse, comme ils l’ont fait depuis un siècle. Mais la tarification doit «Si on crée en matière d’autoproduction-autoconsommation des phénomènes d’aubaine pour répondre à une demande de l’opinion, on va créer des “bulles” économiques et devoir “socialiser” des coûts, sans en mesurer l’importance.» L’autoproducteur gagnerait alors sur les deux tableaux. Il consommerait l’électricité, principalement photovoltaïque, qu’il fournirait pour le surplus au réseau, et, pour combler les manques, il bénéficierait des avantages du général (tarif, fonction assurantielle, sécurité d’alimentation…). Les réseaux électriques sont des éléments essentiels d’une vision politique ambitieuse, solidaire, de la France. Ils sont un lien fort entre les territoires, permettant, au-delà de leurs particularités, de garantir une vision homogène de l’essor |
Cet article fait suite à la conférence du 28 juin 2017 organisée par le groupe professionnel Énergie d’Arts et Métiers à l’hôtel d’Iéna à Paris.